Comprendre l’alexithymie : quand les émotions n’ont jamais appris à parler
- mylenemartinhypno
- il y a 1 jour
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Certaines personnes ne savent pas dire si elles vont bien, ou mal. Non pas par pudeur, mais parce qu’elles ne sentent rien de clair à l’intérieur. Ou plutôt : elles sentent quelque chose, mais ce quelque chose est flou, indistinct, imprononçable.
Ce phénomène porte un nom : l’alexithymie.
Loin d’un manque de sensibilité, l’alexithymie est une difficulté à identifier, comprendre et exprimer ses émotions. Les personnes concernées peuvent sembler « froides », « indifférentes », voire « robotiques », alors qu’en réalité, elles peuvent être profondément sensibles… mais incapables de traduire leurs ressentis en mots.
Les causes de l’alexithymie sont multiples. Certaines sont neurologiques, d’autres psychotraumatiques. Mais dans cet article, nous allons nous concentrer sur une origine plus silencieuse, plus insidieuse aussi : celle d’une éducation émotionnellement pauvre, où les émotions ont été ignorées, jugées, interdites. Car c’est là que naît, souvent, le plus profond des silences intérieurs.

Les différentes formes d’alexithymie : un trouble aux origines multiples
L’alexithymie n’a pas une seule cause. Elle peut émerger de parcours de vie très différents, et prendre des formes variées selon l’origine du trouble. Voici une vue d’ensemble des principales catégories reconnues :
1. L’alexithymie primaire : une forme neurodéveloppementale
Certaines personnes semblent naître avec une difficulté structurelle à décoder et nommer les émotions. On parle alors d’alexithymie primaire, souvent associée à des différences neurologiques.Par exemple, chez certaines personnes autistes, on retrouve fréquemment une alexithymie partielle ou totale, liée à une perception atypique des signaux émotionnels internes (interoception) ou sociaux.
Cela ne signifie pas un « manque d’émotions », mais une autre manière de les percevoir, souvent sans mots pour les exprimer.
2. L’alexithymie secondaire : la trace d’un trauma
Cette forme apparaît souvent à la suite d’un choc émotionnel, d’un traumatisme ou d’un stress intense.L’émotion devient alors un danger, un facteur de vulnérabilité. L’esprit met en place une forme de dissociation, coupant la conscience des ressentis pour survivre.
On observe cette forme d’alexithymie dans certains troubles post-traumatiques, les états de stress chronique, et parfois dans les troubles de l’attachement.
3. L’alexithymie développementale : quand l’émotion n’a jamais été enseignée
C’est sur cette forme que nous allons nous concentrer.L’alexithymie développementale apparaît lorsque l’environnement familial ou éducatif n’a pas permis à l’enfant d’apprendre à identifier, comprendre et exprimer ses émotions.
Dans ces contextes, les émotions sont souvent ignorées, minimisées, ou interdites. L’enfant grandit alors sans langage affectif, sans miroir émotionnel. Il apprend que ressentir est dangereux, inutile ou honteux.
Et c’est ainsi qu’un mur s’érige, lentement, entre le cœur et les mots.
Une éducation émotionnellement pauvre : comment naît l’alexithymie développementale ?
Il ne suffit pas d’être entouré pour apprendre à ressentir. Ce qui façonne la vie émotionnelle d’un enfant, ce n’est pas seulement la présence physique de ses parents, mais leur capacité à accueillir, nommer et valider ce qu’il vit intérieurement.
Un enfant ne sait pas, seul, reconnaître qu’il est triste ou en colère. Il apprend cela par le regard de l’autre. Par les mots qu’on lui propose :
– « Tu pleures… tu es triste, c’est normal, viens là. »
– « Tu es fâché ? C’est dur quand on te dit non, hein ? »
Ces phrases simples, ces gestes de présence, sont les premiers piliers de l’intelligence émotionnelle.Mais dans certains environnements, ce langage-là est inexistant, ou pire : interdit.
1. Les injonctions émotionnelles invalidantes
Combien d’enfants ont entendu, encore et encore :
« Arrête de pleurer. »
« Tu es trop sensible. »
« Tu fais un caprice. »
« Il n’y a pas de raison d’avoir peur. »
« Sois fort. »
Derrière ces phrases, souvent prononcées avec agacement ou automatisme, il y a un message profond :« Ce que tu ressens n’est pas acceptable. »
L’enfant comprend alors que ses émotions sont un problème. Qu’il vaut mieux les cacher, ou ne plus les ressentir du tout. Peu à peu, il développe des mécanismes de coupure intérieure. Il continue à ressentir — car on ne peut pas ne pas ressentir —, mais il ne sait plus comment traduire ce ressenti. Le langage émotionnel reste muet, flou, inaccessible.
2. La construction d’un masque émotionnel
Certains enfants deviennent de véritables experts dans l’art de « faire comme si » :
Comme s’ils n’étaient pas tristes.
Comme s’ils n’avaient pas besoin de réconfort.
Comme s’ils n’étaient jamais en colère.
Ce masque peut même devenir leur personnalité apparente à l’âge adulte.Ils donnent le change, semblent calmes, solides, voire impassibles. Mais à l’intérieur, ils sont déconnectés de leurs propres mouvements affectifs.Ils ne savent plus s’ils vont bien ou mal. Parfois, ils ne ressentent plus rien.Ou plutôt… ils ressentent quelque chose de vague, d’étrange, un mal-être diffus, un nœud dans le ventre, des tensions dans le corps. Mais pas de mots. Pas de sens.
C’est cela, l’alexithymie d’origine éducative : une langue jamais transmise, et un silence appris.
Les conséquences à l’âge adulte
L’alexithymie ne disparaît pas avec le temps. Au contraire, elle peut s’installer durablement dans le fonctionnement émotionnel d’un adulte, colorant toute sa vie intérieure d’un voile de confusion ou d’indifférence apparente.
1. Une vie intérieure floue, voire vide
La personne alexithymique peut dire :
– « Je ne sais pas ce que je ressens. »
– « Je me sens bizarre, mais je ne peux pas l’expliquer. »
– « Je vais bien, je crois… mais je ne suis jamais vraiment sûr·e. »
Certain·es décrivent un sentiment de vide intérieur, ou de neutralité émotionnelle. D’autres vivent des états de tension, d’angoisse, ou d’excitation physique… sans pouvoir relier ces sensations à une émotion claire.
Il peut même y avoir une dissociation entre le vécu corporel et le ressenti mental, comme si l’esprit et le corps ne communiquaient plus.
2. Des difficultés relationnelles
Ne pas savoir nommer ce que l’on ressent, c’est aussi ne pas pouvoir le partager. Cela peut générer :
De l’incompréhension dans le couple ou l’amitié.
L’incapacité à poser des limites émotionnelles.
Une difficulté à identifier ses besoins affectifs (et à les exprimer).
Une apparente froideur, qui peut blesser les proches, alors qu’il s’agit simplement d’un manque d’accès à l’intérieur de soi.
Certaines personnes alexithymiques ont aussi du mal à lire les émotions des autres, ou les interprètent mal, ce qui crée un décalage constant dans la communication affective.
3. Le corps comme unique messager
Quand l’émotion n’a pas de mots, elle cherche une autre voie pour se dire.Et souvent, c’est le corps qui parle.
On retrouve fréquemment chez les personnes alexithymiques :
Des douleurs chroniques sans cause organique claire.
Des troubles digestifs, des migraines, des tensions musculaires.
Un terrain psychosomatique sensible.
Des addictions ou comportements compulsifs pour "gérer" des états émotionnels non identifiés.
C’est une forme de langage de détresse. Le corps devient le seul traducteur d’un vécu émotionnel non symbolisé.

Réapprendre à ressentir : une rééducation émotionnelle est possible
L’alexithymie n’est pas une fatalité. Même si les mots ont été absents dans l’enfance, même si les émotions ont été réprimées, il est possible de réapprendre à les entendre, les reconnaître, les exprimer.
Ce processus peut être lent, parfois inconfortable, mais il est profondément libérateur. C’est une manière de se reconnecter à soi, en toute sécurité.
1. La thérapie comme espace de réapprentissage émotionnel
Certaines approches thérapeutiques sont particulièrement efficaces pour aider les personnes alexithymiques à se reconnecter à leur monde intérieur :
L’hypnose ericksonienne, qui permet un accès plus doux à l’inconscient, en contournant la barrière cognitive.
La thérapie des schémas, qui explore les blessures affectives de l’enfance et propose des réparations émotionnelles.
La thérapie centrée sur les émotions (EFT ou Focusing), qui aide à reconnaître les micro-réactions corporelles comme porte d’entrée vers l’émotion.
Ce qu’il faut, avant tout, c’est un espace bienveillant et non jugeant, dans lequel il devient possible d’exister, avec ses émotions, même maladroites ou floues.
2. Des outils concrets pour se reconnecter à soi
Au-delà de la thérapie, d’autres pratiques peuvent soutenir ce chemin :
L’écriture intuitive, où l’on écrit sans réfléchir, simplement pour laisser émerger ce qui vient.
La pleine conscience, qui apprend à observer ses sensations internes sans les fuir ni les juger.
L’expression artistique, pour celles et ceux qui ressentent sans mots : peinture, danse, musique, modelage… parfois l’émotion passe par les mains quand elle ne passe pas par la langue.
Les cartes des émotions, ou les outils visuels, pour commencer à mettre un nom sur ce qui remue à l’intérieur.
Ce sont des petites portes qui, une à une, ouvrent un accès nouveau à soi-même.
3. L’importance de l’environnement affectif
Un cadre chaleureux, des relations saines, des proches qui ne forcent pas, mais qui accueillent sans exigence, peuvent tout changer.
Parfois, une seule personne suffit.Une seule présence qui ne dit pas : « Tu devrais savoir ce que tu ressens. »Mais plutôt : « Tu peux prendre ton temps. Je suis là pendant que tu cherches. »
C’est ainsi que, peu à peu, l’émotion reprend ses droits.
Conclusion : Retrouver la voix perdue de ses émotions
L’alexithymie n’est pas une absence d’émotion. C’est une absence de traduction, un oubli forcé du langage affectif, souvent hérité d’un contexte où les émotions n’avaient pas le droit d’exister.
Mais ce qui a été empêché peut être réhabilité. Ce qui a été enfoui peut être retrouvé.
Il est possible de :
Réapprendre à dire « je me sens triste » ou « je suis en colère » sans honte.
Réhabiter son corps autrement qu’en silence.
Entendre enfin ce que l’enfant en soi a longtemps gardé en lui, sans mots.
L’alexithymie ne rend pas insensible. Elle cache, au contraire, une sensibilité vive, mais jamais écoutée. Et peut-être que le début du chemin commence là : Se dire que ce qu’on ressent… mérite d’exister, même sans mots. Et que chaque émotion reconnue est un petit acte de réparation.
Mylène Martin
Hypnothérapeute à Quimper
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